Beuverie programmée [pv Nindaeï-Eleanor-Anthéa]

On avait de la chance, le ciel se dégageait enfin. Avec un peu de chance on allait peut être même avoir quelques rayons de soleil.
Je me tournais vers Nindaeï, toujours le visage dissimulée derrière son capuchon. Le poids du sac que je portais me fit me rappeler que mon épaule avait été fracturée lors d'une escarmouche avec une invocation d'un salopard de mage de la Noble Alliance.

"Ce que ça père lourd quand même..."

Je ne pouvais m'en prendre qu'à moi même. Nous avions prévu d'aller boire à la taverne mais je m'étais heureusement souvenue que j'étais persona non grata dans presque tous les lieux publics de cette ville immonde. Dans mon sac se trouvait la solution à tous les problèmes qui pouvaient se poser dans ce monde: l'alcool. Nous nous étions procurées assez de bouteille pour faire s'évanouir un troll. Enfin, considérant la situation actuelle des choses, l'alcool était une solution que je choisissais de plus en plus ces temps ci.

J'avais de bonnes raisons, on voulait ma mort, la pire garce avait pris le trône d'Aeoris et avait un moyen de me faire fermer ma grande bouche définitivement. Quand tout va de travers, une bonne bouteille vous faisait tout voir en moins...désespérant.

J'avisais un quai désert, personne ne viendrait nous déranger, enfin si quelqu'un tentait sa chance il devrait alors faire face aux meilleures tueuses de la ville, donc...tranquillité presque garantie.

Je laissais tomber le sac et m'assis. Je l'ouvris et sortis la première bouteille, elle allait être la première d'une longue série. Je bus une bonne partie de celle-ci et la tendis à la demoiselle encapuchonnée.

"C'est pas dégueu..."

Heureusement que ce jour était nuageux et que la capuche cachait bien les rayons naissants du soleil. L’air frais arrivait à lui faire oublier cette luminosité qui n’allait pas tarder à devenir agressive.

A vrai dire, Nindaeï ne savait pas trop ce qui l’attendait. Boire, oui, mais pourquoi ? Et alors qu’elle repensa aux mésaventures lui étant arrivées ces derniers temps, les gaffes enchaînées, le travail de bureau qui s’entassait, son personnel de maison qui se plaignait constamment de son absence, les ouï-dire qui fusaient en ville sur tous les Marcheurs et le sentiment d’insécurité qui planait dans chaque ruelle…  Elle pensa qu’en fait, boire était loin d’être une mauvaise idée. Du coup, chercher des bouteilles leur avait pris presque toute la nuit, vu que peu d’aubergistes auraient apprécié de remettre la « sécurité » de leur établissement en accueillant des criminels. Alors que pourtant, les ivrognes qui les peuplent ne sont pas des enfants de chœur pour autant !

« Tsh ! »

Après que les deux compères aient marché jusqu’aux docks, la vampire ne se laissa pas prier avant de s’asseoir sur le bord du quai, les pieds au-dessus de l’eau. Tirant encore davantage sa capuche sur son visage, la faucheuse remarqua qu’Eowen lui tendit une bouteille aux trois quarts vide.

« C’est pas dégueu’… »

D’un geste nonchalant, la vampire saisit la bouteille et en porta son contenu à la bouche. Le goût de l’alcool semblait brûler le fond de sa gorge, mais il était accompagné d’un léger goût sucré. Un tord-boyaux presque appréciable. Néanmoins, il était plus rapide d’en boire que de se délecter de vin pour atteindre l’ivresse.

Bouteille vide.

Tâtant de la main derrière son dos, Nindaeï dénicha une autre bouteille et enleva le bouchon avec les dents avant de le recracher dans l’eau. D’un coup sec, elle en but la majeure partie et posa la bouteille en verre vieilli à côté d’elle. Sa tête pivota vers Eowen, tandis que ses lèvres articulèrent quelques mots.

-Il y a une raison particulière qui te pousse à te noyer dans l’alcool aujourd’hui?

Même si elle savait la réponse par déduction, la buveuse de sang avait une subite envie de papoter un peu avec sa camarade de boisson. Autant en profiter.

Elle plia la bouteille sans se faire prier, puis en prit une autre dans le sac posé derrière nous. On avait assez de réserves pour passer la nuit, alors pourquoi se priver?
Tout comme moi elle avait la descente rapide, tant mieux, boire avec quelqu'un de lent n'est pas amusant du tout.
Une fois désaltérée, elle posa la bouteille à côté d'elle puis se tourna vers moi.

-Il y a une raison particulière qui te pousse à te noyer dans l’alcool aujourd’hui?

J'écarquillais légèrement les yeux, la raison était plutôt évidente mais apparemment elle voulait me l'entendre dire. Je baissais la tête et regardais les vague s'écraser sur le quai ou nous étions assisses. Comme tout ce qui touchait Aeoris, les vagues gris-verts à cause de la saleté. Cette cité avait décidément un talent incroyable pour souiller tout ce qui l'approchait.

Je relevais la tête et me tournais vers le sac pour prendre une autre bouteille. Je n'avais bien sûr aucune idée de ce que nous buvions, ça faisait tourner la tête et c'était tout ce que je recherchais.

"S'il n'y avait qu'aujourd'hui..."

Je retirais le bouchon et m'envoya une bonne partie de la bouteille cul sec. Ensuite je me laissais tomber sur le dos. Je ne dis rien pendant plusieurs minutes, les yeux rivés sur le ciel, qui lentement se dégageait. Des entrepôts nous parvenaient le bruit des marins, des navires et des marchandises que l'on transporte. Le changement de souverain leur importait peu à eux, tout ce qui était important était de charger les navires dans les temps et de recevoir la paye pour aller à la taverne ou au bordel. Ils n'avaient que faire des nœuds des intrigues politiques dans lequel les factions étaient continuellement plongées. Il ne connaissait pas leur chance.

"Imagine que tu te crois naïvement invulnérable, et que soudain tu découvres que quelqu'un a le pouvoir de te réduire à néant. Puis que cette même personne t'arrache tout ce à quoi tu tiens, tout ce qui importe à tes yeux. Au bout du compte tu ne contrôles plus rien, les souvenirs reviennent..."

Je n'allais pas m'éterniser sur l'inquiétant fait que mon petit démon se manifestait un peu trop à mon gout, mais quand j'étais saoule j'étais au moins sûre de ne pas l'entendre, ni sur le fait que mon ancienne nature de vampire revenait dangereusement à la surface. Pour ce problème ci je n'avais malheureusement personne à qui demander conseil, il existait trop peu d'études ou de textes sur les âmes damnées pour espérer trouver une quelconque information. Je n'avais plus qu'à me débrouiller.

Je me redressais et lui souris.

"Et puis parce que cela fait longtemps que je n'ai pas bu en bonne compagnie."

La tête me tournait. J'avais abusé, et pas qu'un peu, de la bière et autant d'alcools exotiques à la taverne avec mes hommes. Et comme je ne supportais pas de perdre à un concours de boissons contre des hommes...et bien j'avais fait des excès. Si bien que dans ma tête et dans mon estomac c'était la fête. Le patron m'avait jetée dehors et j'étais tellement beurrée que je m'étais vautrée par terre. ma chute n'avait pas dû être anodine, mon épaule droite me faisait atrocement mal.

J'avais titubé dans Aeoris, à la recherche d'une bouteille, voire même de plusieurs. Mais apparemment tous les marchands d'alcool s'étaient passé le mot pour m'envoyer balader dès que je me pointais à leur boutique.

Si bien que je déambulais, marchant de travers et en train de sombrer lentement dans une torpeur plongée dans une brume verte. C'est une fois arrivée au port que je compris que j'étais complètement bourrée: une naine hurlante (comme beaucoup de ses congénères) venait de se vautrer sur les pavés, face à deux silhouettes noires, des femmes apparemment. Tout ceci était une preuve de mon état de liquéfaction avancée mais ce que retint mon attention fut les cadavres de bouteilles près des silhouettes et un sac que devait encore en contenir beaucoup d'autre...voilà de quoi éveiller mon intérêt, et mon alcoolisme patent.

Marchant légèrement de travers je m'approchais du petit groupe, le temps que j'arrive la naine s'était relevée et avait l'air prête à découdre. Une fois assez proche, je reconnus, à mon plus grand malheur. Les deux silhouettes qui n'avait déjà pas l'air engageante s'avérèrent être des Marcheuses, et pas n'importe lesquelles. Je voulus me transformer et partir aussitôt quand je reconnus l'une d'elle.

J'avais fait le serment de en jamais la croiser de nouveau, elle m'avait manipulée pour mettre Areil à l'écart, maintenant que Aeoris était entre les mains de miss libellule elle avait sans doute envie de se débarrasser de tout ce qui avait eu un lien dans l'enchainement des récents évènements.

Je fis alors une promesse solennelle, que j'étais bien sûr certaine de ne jamais pouvoir tenir: ne plus boire.

"Euh..."

Une légère impression que la sobriété disparaissait. Tandis qu’Eowen lui répondit calmement, Nindaeï avait le regard vide, fixant l’horizon, pensive.

"Imagine que tu te crois naïvement invulnérable, et que soudain tu découvres que quelqu'un a le pouvoir de te réduire à néant. Puis que cette même personne t'arrache tout ce à quoi tu tiens, tout ce qui importe à tes yeux. Au bout du compte tu ne contrôles plus rien, les souvenirs reviennent..."

La vampire n’imaginait effectivement pas vraiment ce genre de situations. Hormis l’histoire du poison sanguin anti-buveurs de sang, rien ne l’avait particulièrement inquiété. Voir la mort dans les yeux plus d’une fois… Certes. S’en inquiéter ? Quand on vivait si longtemps… à quoi bon ? Puis, Eowen répliqua en souriant.

"Et puis parce que cela fait longtemps que je n'ai pas bu en bonne compagnie."

La faucheuse eut un léger sourire amusé. Rarement, quelqu’un avait pu lui faire ce genre de remarques. Disons qu’elle n’avait que très peu d’amis aussi…

-J’imagine.

Soudain, elle entendit à quelques mètres d’elle une sorte de bruit semblable à un amas de casseroles frappant le sol et remarqua ce qui lui paraissait être une fillette, prendre la fuite après l’avoir courtement dévisagée. La buveuse de sang ne savait pas vraiment quoi faire. Cela la froissait un peu que cette personne en question ait interrompu un moment qui lui paraissait pour le moins agréable et convivial. Et alors que la naine n’avait pas encore quitté les lieux, une autre jeune femme arriva à son tour, chancelant. La vampire les fixait tout deux avec des yeux ronds. Boire de l’alcool la rendait plus expressive. Elle se releva, bouteille à la main, d’un geste assez lent, mais gracieux. Puis, jetant un coup d’œil à sa compère de boissons, elle lui demanda :

-Tu les connais ?

Nindaeï n’était ni fâchée, ni contrariée, juste surprise et intriguée de la réaction des deux intruses. Une réaction de fuite et presque de tétanie. De quoi se poser des questions…  Juste par précaution, elle posa sa main droite sur le manche de sa faux, comme signe d’intimidation et posa son regard en direction de la naine et de la femme visiblement avinée. Sa capuche cachait le haut de son visage des fins rayons de soleil.

Mon esprit était déjà bien embrumé, l'alcool ne fit qu'aggraver le phénomène. Et c'était précisément ce que j'espérais, je n'avais rien à d'autre à faire de toute manière. Tenter quoi que ce soit contre Lady maintenant était du suicide, il nous fallait du temps. Et contrairement à ce que beaucoup affirmait j'avais beau être dérangée, cela ne m'ennuyait pas de le reconnaître, le suicide ne faisait pas partie de mes tares pourtant nombreuses, ça aussi je voulais bien l'admettre. Je savais depuis longtemps que j'avais ce qu'on pouvait appeler des "problèmes". Et je venais d'ajouter l'alcoolisme à leur longue liste. Je me baladais dans les méandre du joyeux bordel de ma tête, n'entendant même pas ce que Nindaeï me répondait, mais des hurlement et l'arrivée impromptue de deux personnes perturbèrent mon excursion transcendantale.

J'essayais de faire se dissiper les nuages glauques qui me faisaient voir de manière peu conventionnelle et tentais d'analyser ce qui se passait autour de moi.

Primo il y avait une naine, étalée par terre, hurlante, bref comme tous les nains, bruyante, trop bruyante. La naine se releva et dit quelque chose, mais je n'ai aucune idée de ce qu'elle a pu dire. Pour être honnête je m'en foutais complètement. Cependant la naine bruyante n'était pas la seule personne nouvellement présente. Il y avait quelqu'un d'autre, qui avait l'air aussi éméchée que moi et que je connaissais. Trop. C'était une rousse flamboyante, moins grande que moi mais fine et élancée, bref jolie silhouette, jolie visage. C'était sans doute une des meilleures garce que je connaissais et plus d'une fois l'envie de lui taillader le visage lentement m'avait tiraillée. Là, je me demandais simplement ce que tout ce beau monde fichait là. On avait cherché un coin tranquille et voilà que en plus d'une naine c'était la chef de la guilde des voleurs, complètement torchée, qui venait de rappliquer.

-Tu les connais ?

Je me levais, légèrement chancelante, légèrement seulement. J'empoignais une bouteille dont je bus un tiers d'une seule traite.

"L'une des deux seulement..."

Je m'avançais vers les nouvelles venues. Ma voix et mes pas n'étaient pas très assurés, mais là ça me passait à des altitudes.

"Mesdames, désirez vous vous joindre à nous? Nous ne sommes que deux et il y a ici assez de bouteilles pour satisfaire tout le monde...et puis on risque de crever bientôt à cause de la chasse à l'homme de la putain qui se prend pour une reine."

Je réfléchis, difficilement, et ajoutais.

"Ah, et on ne tue personne, promis. Donc la naine détends toi et Anthéa arrête de me regarder comme si j'allais t'écorcher vive. Je ne le ferais pas ce soir."

-Euh...

Il allait falloir que j'arrive à dire autre chose que "euh" quand même, au risque de passer pour une parfaite abrutie. Mais il fallait bien que je fasse quelque chose, je n'allais tout de même pas rester plantée là comme une godiche pendant que les autres nanas allaient finir la bouteille! Oui parce que là, les trois nanas, étaient bien tranquillement assises en train de siffler le pinard.

La naine s'étant assise à côté de la grande vampire toute pâle, j'allais m’asseoir à côté de l'autre grande psychopathe tout pâle. Faut croire que la pâleur est un critère de recrutement chez les marcheurs. Bon, j'avoue, j'avais un peu la trouille. La naine avait dit un truc à propos d'un amour avec son chef de guilde. Bien décidée à ne pas être en reste, je déclarai:

"Je connais ça, j'ai couché avec Raphaël une fois, pas le meilleur coup de ma vie, mais c'était cool quand même!"

J'aurais peut être mieux fait de me taire, repli stratégique accompagné d'attrapage de bouteille:

"Euh..."

Nindaeï relâcha ses doigts sur le manche de sa faux en poussant un léger soupir, puis s'assit sur le bord du quai, rejoignant la naine nommée Eleanor qui venait de s'installer. Elle gardait un léger sourire sur son visage suite aux mots cinglants d'Eowen à propos de Lady Butterfly. Entendre tout haut ce qu'elle pensait tout bas. Cela en était plaisant et inhabituel.

Tranquille, elle apporta la bouteille à ses lèvres froides qui tremblotaient légèrement sous le coup de l'alcool. Boire du sang était le seul aliment entièrement assimilable des vampires après tout. L'alcool pouvait détendre, saouler, mais donnait un effet de réchauffement intérieur qui n'était pas forcément des plus agréable. Sans vraiment être d'une oreille attentive, elle entendit la prénommée Anthéa continuer la discussion.

"Je connais ça, j'ai couché avec Raphaël une fois, pas le meilleur de ma vie, mais c'était cool quand même!"

A ces mots, Nindaeï faillit s'étouffer avec sa gnôle et se mit à toussoter. Raphaël et elle? Après tout, il avait grandi entre temps, bien qu'elle se souvenait principalement de lui en tant que pupille de Lord Melien. Les humains grandissaient plus vite après tout. Et étaient plus vites enclins à ce genre de... pratiques.

Puis, lentement, la sorcière de glace prit un ton qui paraissait froid et amical en même temps:

-Vous n'y allez pas avec le dos de la cuillère en tout cas. Nous ne sommes pas encore à la moitié du sac de bouteilles et les discussions s'enflamment déjà.

Prenant une grande gorgée, elle jeta un regard malicieux à Eowen et ajouta avec un petit sourire de biais, après avoir posé sa bouteille à proximité de sa collègue marcheuse:

-Chacun son tour pour les anecdotes "personnelles" apparemment. Et vu que les jeunettes ont commencé en premier...

Même si elle appréciait cet instant, Nindaeï voulait comme toujours chasser l'ennui et boire inhibait son introversion. Et après tout, qu'avaient-elles à y perdre? Et de plus, elle ne connaissait que peu sa supérieure, autant profiter...